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A lire : La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire

Le collectif de chercheuses et de chercheurs  qui a prit le nom de l’artiste féministe du XIXème siècle  « Rosa Bonheur » a mené une recherche ethnographique et sociologique de 2011 à 2015 dans les quartiers populaires de Roubaix. Ce travail est présenté dans le  livre « La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire », paru en juillet 2019 aux éditions Amsterdam.Amsterdam-couv-la-ville-vue-den-bas-394x569

La médiathèque de Roubaix a prévue une présentation de cet ouvrage, disponible à son catalogue de prêt, qui sera reportée en raison de la crise sanitaire.

Nous avons décidé de vous présenter deux extraits de cet ouvrage, en espérant qu’ils vous donnent l’envie de le lire et de le partager.

Introduction page 23 :

« La construction médiatique et politique, y compris à l’échelle nationale, d’un espace relégué installe Roubaix comme une ville sous « assistance ».

Ce discours qui fait souvent référence à l’importance de la population immigrée, l’envisage sous l’angle de la délinquance, du communautarisme, voire de l’islamisation, selon un procédé de racialisation de la question sociale qui détourne l’attention de ce que vivent au quotidien les classes populaires.

Contre les représentations caricaturales que véhiculent les analyses de ce type, il nous a paru essentiel de repartir de l’expérience propre de ces classes populaires. »

Dernier paragraphe de la conclusion, pages 2014 et 2015 :

«  Cette hétérogénéité se retourne d’ailleurs parfois explicitement contre les classes populaires, en particulier quand elle est utilisée par les pouvoirs publics comme un argument pour décrédibiliser et disqualifier leurs mobilisations, au motif de leur supposé manque de représentativité.

C’est au nom de l’égalité des sexes, de la mixité sociale, de la laïcité et de la citoyenneté que sont portées des politiques sociales et urbaines qui vont, de fait, à l’encontre des intérêts matériels des classes populaires et mettent en jeu leurs conditions d’existence.

C’est au nom de ces mêmes arguments que sont disqualifiés les mobilisations populaires contre ces projets : le reproche adressé aux classes populaires concerne bien leur supposée incapacité à vivre ensemble dans la cité. Le spectre du communautarisme menace toujours d’être agité, en particulier dans les territoires ou vit, histoire coloniale et post-coloniale oblige, une forte proportion d’immigrés ou de descendants d’immigrés maghrébins.

Les classes populaires, et en particulier leurs fractions racisées, se trouvent finalement soumises à une grille de lecture culturaliste, nourrie de fantasmes sur leur supposé séparatisme, aveugle à la réalité et à la banalité des attaches communautaires et de l’homogamie comme vecteur de lien social.

Regarder la ville et le quotidien populaire d’en bas, sans jamais perdre de vue l’ensemble des rapports sociaux qui maintiennent les classes populaires dans une position matérielle et symbolique subalterne, et sans occulter les tensions et les lignes de fractures internes qui les traversent, c’est voire que celles et ceux dont on dit qu’ils ne font rien ne sont, en fait, ni plus ni moins que des travailleuses et des travailleurs. »

Pour une Maison des luttes contre les discriminations.

Roubaix, ville de tous les possibles, Roubaix et ses populations sont en souffrance et déshérence, victimes des accusations les plus graves, formulées par les plus hautes personnalités de l’Etat, le ministre de l’Education nationale et le Président de la République : notre ville serait frappée par des sectes séparatistes, liées à un islamisme violent, politique, prêchant la charia.

Réduire ainsi le séparatisme à une seule cause et à une seule catégorie de la population, c’est oublier volontairement le dossier récent, documenté par des hauts fonctionnaires issus de plusieurs ministères, dossier largement connu, grâce à la Voix du Nord entre autres. Ce rapport souligne le poids des discriminations et la faiblesse des mesures mises en place par les équipes municipales et l’Etat, depuis plusieurs décennies. Un exemple parmi d’autres : dans la nuit du 14 février, une de nos concitoyennes a été violemment agressée. Aucune structure appropriée n’est prévue dans notre ville de 100 000 habitants pour accueillir les femmes en détresse 24 h sur 24; la Maison des Femmes ferme à 19 h, et se dit incapable, faute de moyens, de reloger ces victimes.

Les discriminations sont le terreau du mal vivre, de conduites déviantes, de séparatismes, religieux ou non religieux, qui mettent en péril la laïcité, fondement de notre société.

L’association Les Amis de Paul Eluard a fait plusieurs propositions afin que tout soit mis en œuvre pour lutter contre les discriminations :

  • discriminations sociales liées à la misère aggravée par des logements, véritables passoires thermiques ;

  • discriminations liées au genre, violences faites aux femmes et aux jeunes filles ;

  • discriminations liées au faciès et aux origines ethniques comme le confirment de récentes enquêtes ;

  • discriminations liées au handicap.

Souvent, plusieurs discriminations touchent la même personne ou la même famille. L’association Les Amis de Paul Eluard propose que soit ouvert au centre de notre ville, facile d’accès, avec des permanences 24h sur 24, une Maison des luttes contre les discriminations. La municipalité prendra appui, pour construire un tel service, sur les exemples déjà existants dans notre région. Mise en place par l’équipe municipale, cette maison accueillerait des associations se préoccupant de lutter contre les discriminations.

C’est toujours la faute à l’école par Gilles Balbastre (le Diplo juin 2015)

C’est toujours la faute à l’école…

Chômage, pauvreté, laïcité « en danger » : à chaque difficulté, les dirigeants politiques se tournent volontiers vers l’école, dont ils affectent de croire qu’elle détient toutes les solutions. Ce fut à nouveau le cas à la suite des attentats contre « Charlie Hebdo » et le supermarché Hyper Cacher, en janvier dernier. Mais peut-on sauver le monde depuis la salle de classe ?

par Gilles Balbastre, Le Monde Diplomatique, juin 2015 .

« Face aux risques de division, de déchirement de notre société, plus que jamais, l’école [sera] au coeur de l’action de mon gouvernement. » Nous sommes le 29 mars 2015, au soir de la déroute électorale du Parti socialiste aux élections départementales, trois mois après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Le premier ministre Manuel Valls garde une conviction chevillée au corps. Contre le désordre, l’insécurité, la barbarie, un seul rempart : l’école.

Depuis janvier, le président de la République, le premier ministre et la ministre de l’éducation nationale ont tour à tour entonné cette petite ritournelle : au nombre des causes majeures des attentats, la faillite de l’école, qui ne défendrait plus les valeurs de la laïcité, de la République, du respect de l’autorité. La preuve ? Des enfants auraient refusé d’observer la minute de silence décrétée au lendemain du drame de Charlie Hebdo.

« On a laissé passer trop de choses dans l’école », en déduit M. Valls le 13 janvier. « Oui, l’école est en première ligne. Elle sera ferme pour sanctionner », renchérit la ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem, qui annonce une semaine plus tard la création d’une brigade de mille formateurs aguerris et un « nouveau parcours citoyen » dans une école qui doit réhabiliter « ses rites » et « ses symboles » (hymne national, drapeau, devise, etc.). « Tout comportement mettant en cause les valeurs de la République ou l’autorité des enseignants fera désormais l’objet d’un signalement au chef d’établissement, avertit à son tour M. François Hollande le 21 janvier. Aucun incident ne sera laissé sans suite. »

Les médias reprennent fidèlement le refrain gouvernemental, qu’ils contribuent d’abord à légitimer, puis à relancer.

L'école moderne selon Valls, Belkacem, Estrosi, LePen ??

L’école moderne selon Valls et Belkacem (et Estrosi et LePen) ??

Journaux télévisés, émissions spéciales, éditoriaux : le ch?ur des experts est mobilisé. « L’école est-elle en train de devenir le maillon faible de la République ?, interroge Thomas Sotto sur Europe 1. C’est la question qui fâche » (13 janvier). « Huit jours après le début des attaques terroristes, l’école est en première ligne contre l’intégrisme », promet Adrienne de Malleray sur D8 le 15 janvier, reprenant presque mot pour mot les propos de la ministre de l’éducation. « L’école est-elle responsable de tous les maux de la République ?, se demande Marc Voinchet le 19 janvier sur France Culture. C’est probablement un des plus grands défis à venir. » L’heure est à la nostalgie, comme en atteste l’éditorial de Christophe Barbier dans L’Express du 14 janvier 2015 : « La France d’après est lucide sur l’état de son école, où l’autorité des professeurs est bafouée, où l’enseignement des vérités historiques n’est pas toujours possible parce que la propagande religieuse ou politique a pris le pouvoir dans la tête des élèves, où la laïcité et le civisme reculent. Un grand plan de reconquête de l’école doit être lancé : si les valeurs républicaines n’y sont pas semées, la haine y incruste son chiendent. »

D’un tel unisson se dégage une mélodie entêtante : l’école de la République s’étant montrée incapable de transmettre les valeurs de la laïcité, elle aurait favorisé un « choc des civilisations », caractérisé par un « repli communautaire ». Un couplet qui s’adapte aisément à l’actualité. Qu’il s’agisse des attentats à Paris ou de la longueur des jupes portées par certaines collégiennes musulmanes, le diagnostic ne varie pas. Mais d’autres problèmes, moins culturels, plus structurels, demeurent largement occultés ; à force de se préoccuper de ce qui se passe « entre les murs », les médias en oublient ce qui se déroule en dehors…

Une institution censée répondre aux ordres gouvernementaux

Pour les journalistes, la minute de silence « bafouée » offre l’occasion d’une chasse à l’incident. Le refus du « Je suis Charlie » fait la « une » pendant plusieurs jours. France Culture ira jusqu’à y consacrer une journée spéciale intitulée « Les enfants perdus de la République ». Avantage secondaire : l’opération permet de braquer les projecteurs sur les quartiers populaires où ont lieu la plupart des « incidents ».

« On a été assaillis par des tas de journalistes dès le matin du jeudi 15 janvier », se souvient M. Dominique Chauvin, responsable académique du Syndicat national des enseignements de second degré (SNES) de Seine-Saint-Denis. Le même jour, le quotidien Le Parisien avait donné le la en publiant un entretien dans lequel un professeur de lycée de Clichy-sous-Bois racontait par le menu les difficultés rencontrées lors de la minute de silence. « L’enseignant en question, on le connaît, poursuit M. Chauvin. Il avait un certain nombre de problèmes et était suivi par les ressources humaines de l’académie. » La presse s’engouffre néanmoins dans la brèche. « Ça n’a pas arrêté, ils sont tous venus. Il leur fallait à tout prix une interview d’un professeur du même lycée. Une journaliste de TF1 qui devait réaliser un sujet pour le journal de 13 heures a même proposé qu’on réalise une interview bidonnée. »

Tombés sur un os à Clichy-sous-Bois, les journalistes du « 13 heures » de TF1 se rabattent sur Roubaix, où des « jeunes » du lycée Jean-Moulin leur offrent ce qu’ils étaient venus chercher : une critique des caricatures du Prophète publiées dans Charlie Hebdo. « Ils abusent. Ils disent des trucs qu’il ne faut pas dire. » Et le journaliste de conclure, visiblement préoccupé : « De nombreux enseignants ont confié qu’ils avaient eu beaucoup de mal à faire respecter ce moment de recueillement. »

Quelques semaines plus tard, les enseignants que nous rencontrons à Roubaix peignent un tableau différent : la minute de silence ne leur aurait pas posé le moindre problème. « J’avais une classe de sixième, nous raconte Mme Juliette Perrot, professeure d’anglais au collège Albert-Samain, classé REP + (réseau d’éducation prioritaire), comme la quasi-totalité des collèges de la ville. Je leur ai expliqué les raisons de la cérémonie et ça s’est très bien passé. Il n’y a qu’un collègue qui a eu quelques problèmes avec sa classe. Mais elle est difficile depuis la dernière rentrée. C’est la politique de l’établissement que de créer une quatrième et une troisième où ils mettent tous les gamins en grande difficulté. Ce sont des jeunes qui se sentent rejetés par l’institution scolaire, parce qu’au bout de huit jours ils ont compris qu’ils sont dans une “classe poubelle”. Après, il ne faut pas s’étonner que des incidents surviennent, mais c’est le cas toute l’année. »

Les facéties d’élèves turbulents ne révéleraient donc pas systématiquement une rupture avec les valeurs de la République ? La question fait sourire Mme Juliette Dooghe, professeure d’histoire-géographie au collège Maxence-Van-der-Meersch, à quelques kilomètres de là. « Le jour de la minute de silence, j’ai interrompu la classe un quart d’heure avant pour demander aux élèves ce qu’ils avaient compris de ce qui s’était passé. Je n’ai eu aucune remarque négative, alors que presque tous les élèves sont issus de l’immigration maghrébine. Je n’ai pas connaissance de classes où les choses se seraient mal passées. » Quelques minutes plus tard, toutefois, le principal adjoint du lycée a décidé de bloquer tous les élèves pour une seconde minute de silence… à l’heure du déjeuner. « Le temps de rassembler les collégiens, il était 12 h 20. Et là, effectivement, il y a eu un gros brouhaha », poursuit Mme Dooghe, qui invite, elle aussi, à une certaine prudence : avoir faim n’équivaudrait pas nécessairement à faire l’apologie du terrorisme…

Au total, le rectorat de l’académie de Lille a répertorié moins d’une dizaine d’incidents lors de la minute de silence. Un chiffre qui suffit à émouvoir l’équipe du journal Nord Eclair. Le 13 janvier, sa « une » met en garde : « Roubaix : climat tendu et incidents à répétition depuis les attentats. »

La situation ne diffère guère à Marseille, où nous rencontrons M. Stéphane Rio, professeur d’histoire-géographie au lycée Saint-Exupéry, qui accueille mille six cents élèves, dont plus de 80 % de boursiers. Là encore, le témoignage des enseignants diffère des scènes dépeintes par la presse. « La cérémonie a été décrétée sous le coup de l’émotion. Or la pédagogie repose sur la raison, pas sur l’émotion, analyse M. Rio. Les élèves avaient besoin de savoir ce qui s’était réellement passé et à qui on s’était attaqué. Il fallait les aider à réfléchir à l’humour, au second degré. Parce que tout le monde n’a pas forcément les codes de la “radicalité libertaire” à la sauce Charlie Hebdo. » La mission de l’enseignement dans un tel contexte ? « En tant que prof d’histoire-géographie, nous répond M. Rio, faire un cours sur l’histoire de la caricature, l’histoire de la laïcité, l’histoire de la presse depuis le XVIIIe siècle, par exemple. Et puis, dans les classes, réserver un moment à la discussion, au débat. » Réduire l’école de la République à une institution censée répondre, dans le plus impeccable silence, aux injonctions gouvernementales constituerait donc un raccourci problématique…

« Quand je fais un cours, je le prépare avant, ajoute Mme Hélène Dooghe, professeure de lettres modernes au collège Voltaire de Wattignies, dans la banlieue lilloise. La minute de silence a été décidée un mercredi soir pour le lendemain. Comment imaginer que nous allions pouvoir nous présenter devant les élèves le jeudi matin en ayant eu le temps de travailler les questions de la caricature et de la liberté d’expression ? Que nous allions pouvoir dire autre chose que des banalités, voire des inepties ? » « Si les journalistes ont l’habitude de foncer sans rien préparer, ce n’est pas le cas d’une majorité d’enseignants », conclut-elle, suggérant que la minute de silence répondait davantage à des exigences externes qu’aux besoins des élèves.

Il y a donc l’image que les médias proposent de l’école. Et il y a tout de ce dont ils ne parlent pas. Le lycée Saint-Exupéry de Marseille, surnommé « lycée Nord » ou « lycée ghetto » par une partie de la presse (1), fait régulièrement les gros titres. « Chaque fois qu’un journaliste me contacte, il me demande le nombre de musulmans ou de gens noirs ou d’origine maghrébine, rapporte M. Rio. Je réponds que mes élèves sont très majoritairement dans une situation sociale, économique et géographique de relégation. Ils agitent leur grelot “religion, communautarisme” ; je réponds réalité sociale, absence de perspectives économiques. »

Pour chaque journée spéciale consacrée aux « enfants perdus de la République », combien de reportages sur ceux qui ne mangent pas à leur faim, qui sont mal logés, qui ne disposent pas d’un lieu où faire leurs devoirs ? C’est pourtant la réalité à laquelle Mme Perrot est confrontée quotidiennement. « Les médias nous interrogent sur le “vivre ensemble”. Quelle rigolade ! Pour beaucoup de jeunes, ici, l’urgence, c’est d’abord de vivre. On leur demande de respecter les directives de l’Etat, mais lui déserte les quartiers. » Dans le collège où elle exerce, des panneaux de bois remplacent certaines vitres. Les dalles du sol sont descellées. Les toilettes ne se souviennent pas de leur dernière toilette… « Et le tout, au milieu de dizaines d’hectares de friches industrielles », conclut la jeune enseignante.

Régulièrement invoquée lorsqu’il s’agit d’identifier les solutions à apporter aux problèmes réels ou supposés de la France — « obscurantisme religieux », « repli communautaire », djihadisme, mais également chômage, pauvreté, inégalités —, l’école constitue au contraire le déversoir ultime des dysfonctionnements du modèle social hexagonal. Elle n’offre pas les fondations pour l’édification de cette République que prétendent défendre les dirigeants politiques ; elle en constitue l’aboutissement. Un point d’arrivée, pas de départ… Bombarder l’école d’injonctions à sauver la société revient donc à marcher sur la tête. Un paradoxe auquel les enseignants se sont peu à peu habitués, sans pour autant l’accepter.

A Roubaix, les délocalisations massives de l’industrie textile vers les pays « à bas coûts » ont transformé la capitale mondiale de la laine des années 1930 en ville la plus pauvre de France, avec 45 % des familles en dessous du seuil de pauvreté, selon une étude du cabinet Compas réalisée en 2014 (2). Sur le bassin Roubaix-Tourcoing, le textile représentait 35 % de l’emploi en 1974, 21 % en 1985, 11,3 % en 1990 ; il en représente moins de 4 % aujourd’hui. Le salariat industriel a été largement remplacé par les emplois de services, qui ne bénéficient pas, eux, de cadres protecteurs arrachés par des décennies de luttes. Aux contrats à durée indéterminée (CDI) se sont substitués les contrats à durée déterminée (CDD) et l’intérim, qui a augmenté de 97 % dans la région Nord-Pas-de-Calais entre 1995 et 2003. Les quarante heures, puis les trente-neuf heures et enfin les trente-cinq heures ont été converties en temps partiels. Les semaines balisées ont volé en éclat. Place, désormais, au temps de travail annualisé et flexibilisé. Des évolutions pensées, choisies, votées, qui ont méthodiquement sapé l’édifice social sur lequel repose l’école.

La famille Belgacem, dont le père est venu travailler dans le textile à Roubaix à la fin des années 1950, incarne le lien entre la salle de classe et cette dégradation économique et sociale. « Je suis sorti du lycée Turgot à 18 ans, au milieu des années 1970, avec un brevet d’études professionnelles (BEP) de technicien régleur, se souvient l’aîné, M. Bouzid Belgacem, aujourd’hui âgé de 59 ans. Pour moi comme pour mes copains, il y avait un avenir au sortir de l’école. J’ai aussitôt trouvé du travail à La Redoute, pour la chaîne d’emballage. Six mois plus tard, je changeais de boîte parce que le boulot ne me plaisait pas, et je passais à la filature Vandenberghe. Six mois plus tard, à nouveau, je me faisais embaucher au peignage de La Tossée pour un poste de plus haute qualification, comme ouvrier professionnel mécanicien. »

Vingt ans plus tard, le contexte économique de Roubaix s’est métamorphosé, et le dernier-né de la fratrie Belgacem, Azedine, connaît un parcours… différent. « Mon petit frère s’est mis à chercher du travail dans les années 1990-1995, nous raconte M. Belgacem. A l’époque, il y avait déjà plus de trois millions de chômeurs. Il a travaillé plusieurs années dans le bâtiment comme intérimaire. A 40 ans, il est en contrat d’accompagnement dans l’emploi (CAE) comme aide-éducateur au collège Albert-Samain. Un contrat précaire : il ne sait pas très bien ce qu’il va devenir. » Et ses enfants ? « Pour eux, l’avenir n’existe tout simplement pas. A 28 ans, mon aîné, Mehdi, n’a pas de situation stable. Après le collège, il a commencé des études pour devenir professeur d’éducation physique. Comme c’est bouché, il s’est orienté vers l’électronique. Aujourd’hui, il est assistant d’éducation dans un collège de Tourcoing et n’a plus qu’un an de contrat. Après, il ne sait pas. Le second, Samir, a ouvert un bar à chicha, mais il ne va pas tarder à le fermer. Aujourd’hui, tu peux aller à l’école, mais quand tu sors, soit tu n’as rien, soit tu as un boulot de m… »

Même l’école a perdu son statut de havre de paix. « Au sein des établissements, les jeunes se retrouvent aujourd’hui confrontés à des salariés de plus en plus flexibles, constate Mme Perrot. Les emplois précaires ont été multipliés : assistant d’éducation, contrat unique d’insertion (CUI), CAE, professeur vacataire… Aucun d’eux ne sait de quoi demain sera fait. Ils doivent survivre, parfois avec des mi-temps à 600 ou 700 euros par mois. L’année dernière, certains jours, il y avait plus d’adultes avec ce genre de statut que de professeurs fonctionnaires. On en arrive à un système qui crée de l’insécurité pour les salariés et qui met face à face les victimes de ce désordre économique. »

« Elle est où, la liberté d’expression, pour moi ? »

A mille kilomètres de Roubaix, M. Frédéric Chaumont, 39 ans, a été embauché en CUI comme assistant d’éducation au lycée Saint-Exupéry. Livreur de pizzas, saisonnier dans des stations de sports d’hiver, agent de sécurité dans des parkings, préparateur de commandes au marché d’intérêt national, manutentionnaire, buraliste, agent d’entretien : depuis l’âge de 16 ans, il est aux avant-postes pour observer la « modernisation » du marché du travail. Le voici donc désormais surveillant, avec un salaire de 675 euros net par mois pour vingt heures hebdomadaires : depuis la suppression du statut sur lequel ils étaient adossés, en 2003, les « pions » ont vu leurs conditions de travail se flexibiliser aussi vite que leurs salaires diminuaient.

Son poste de surveillant représente une bouée de sauvetage indispensable, mais pas suffisante : de temps à autre, M. Chaumont continue d’assurer quelques nuits par mois, de 20 heures à 4 heures du matin, le débarquement, puis le chargement de camions d’approvisionnement de grandes surfaces. Des caisses de poissons, de viande, qui lui brisent le dos.

C’est aussi cela, le « modèle éducatif français » dans les quartiers populaires : des jeunes qui, pour payer leurs études, devront trouver un emploi de serveur dans un fast-food, surveillés au lycée par des adultes en errance professionnelle. Mais des jeunes dont on exige qu’ils conservent la foi dans les valeurs de la République…

Assistante sociale au lycée Saint-Exupéry, Mme Sandra de Marans bénéficie encore d’un poste fixe. Ses élèves proviennent des quartiers nord de Marseille, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau au Roubaix d’aujourd’hui. Dans la cité phocéenne, toujours selon le cabinet Compas, le taux de pauvreté atteint 25 %. « Depuis huit ans que je suis dans ce lycée, j’ai constaté une dégradation importante de la situation des jeunes. Quand je suis arrivée, je faisais trois ou quatre signalements par an : des mineurs en situation de danger lourd, se prostituant par exemple, avec des pathologies psy lourdes, en errance, etc. Aujourd’hui, j’en fais douze à quinze. Il m’arrive d’effectuer des visites à domicile et je suis effarée par ce que je vois. Des appartements sans fenêtres, sans meubles, des enfants qui dorment par terre ou sur un vague matelas, des états d’insalubrité avancés, des maladies comme la gale… »

Le chômage dans les quartiers nord dépasse les 50 %, mais nombre d’habitants naviguent entre non-emploi et boulots précaires. A la différence de ce qui s’est passé dans la cité textile du Nord, ici, un Marseille des services et sa kyrielle d’emplois dégradés ont effacé d’un trait le Marseille industriel d’antan. La transformation de la façade portuaire en offre la meilleure illustration. Les industries traditionnelles telles que l’agroalimentaire (huileries, savonneries, etc.), les réparations navales ou la métallurgie ont disparu pour faire place à un immense réaménagement commercial et ludique destiné au million de croisiéristes et aux classes moyennes supérieures (3). Des catégories auxquelles le maire, M. Jean-Claude Gaudin, fait les yeux doux : les centres commerciaux Les Terrasses du port (cent quatre-vingt-dix boutiques et restaurants, confiés à la société britannique Hammerson) et Les Voûtes de la Major (sept mille deux cents mètres carrés de surfaces commerciales) sont ouverts sept jours sur sept, avec des nocturnes régulières. Il suffit de se promener le samedi après-midi pour croiser à chaque détour d’allée les femmes de ménage d’Onet, les gardiens de Securitas, les serveurs des bars et des restaurants, les vendeuses des boutiques, aux horaires plus que flexibles, aux contrats mal définis, parfois à temps partiel. Ce sont les parents des élèves du lycée « Saint-Ex ».

A quelques centaines de mètres des Terrasses du port, Mme de Marans mesure tous les jours les conséquences des transformations du salariat pour les lycéens marseillais : « J’ai vu au fil des années de plus en plus de parents dont le souci principal est de sauver leur peau. Soit ils n’ont pas de travail, soit ils en ont, mais il faut voir dans quelles conditions de salaire et d’emploi du temps. Comment voulez-vous qu’ils s’occupent correctement de leurs enfants ? Ce que montrent les médias, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Nous, on voit la partie immergée, et elle n’est pas drôle pour nos jeunes ! »

M. Bouzid Belgacem, les membres de sa famille à Roubaix ou les élèves du lycée Saint-Exupéry font partie de ceux que bon nombre de journalistes ont rangés dans le camp des « Je ne suis pas Charlie », des « enfants perdus de la République ». La couverture médiatique et politique des attentats de janvier n’a fait que renforcer un peu plus le sentiment de colère et de trahison qu’ils nourrissent depuis des années. « J’ai été sympathisant socialiste, car, pour moi, un ouvrier doit être à gauche, tient à rappeler M. Belgacem. J’ai été à leurs côtés à Tourcoing et à Roubaix, j’ai tracté pour eux, mais aujourd’hui je suis en colère contre ce gouvernement. Je ne me reconnais plus dans les socialistes. Je me suis toujours battu, j’ai été syndiqué à la CFDT, j’ai été secrétaire du comité d’entreprise de ma boîte. Avec mes camarades de l’usine, on a arraché des améliorations et des hausses de salaire. On ne s’est jamais laissé faire, de sorte qu’on était respectés. Après les événements de janvier, on a parlé de la liberté d’expression. Mais elle est où, la liberté d’expression, pour mon petit frère, pour mes garçons, pour moi ? Elle est à sens unique. Pour certains seulement ; pour les autres, c’est “Ferme ta gueule !”. Le gouvernement comme les médias se sont servis de ces événements pour taper un peu plus sur nos enfants et sur nous, ouvriers et maghrébins. La France que j’ai aimée, c’était celle des droits de l’homme associée à celle des droits des ouvriers. Aujourd’hui, elle est de moins en moins l’une, et elle n’est plus du tout l’autre. »

Gilles Balbastre

Journaliste, réalisateur du documentaire Cas d’école (2015).

Les femmes sans voile accusent

>>> Article paru dans Marianne daté du 26 juin

Elles en ont marre. « Marre de l’indifférence, de la connivence, de la condescendance » avec lesquelles, en France, les « néocommunautaristes » traitent le combat des femmes de culture musulmane « qui se sont affranchies du voile au nom de la liberté, de l’égalité et de la dignité ». Près de chez elles, à Aubervilliers, les hommes osaient demander à l’une « de se couvrir pour être une bonne musulmane » : c’était l’été et elle sortait bras nus. Une lycéenne, sous influence salafiste, crachait à l’autre, son enseignante qui lui expliquait que le voile ne figurait nullement dans le Coran : « Je peux vous tuer pour ce que vous dites ! » De la rue au café où elles n’étaient pas les bienvenues, les menaces s’empilaient pour les belles aux yeux noirs. On les sommait à toute vitesse de rejoindre le troupeau massé sous le voile de la servitude volontaire. « Et nous n’étions ni à Alger ni à Kaboul ! Ça se passait à quelques stations de métro du centre de Paris… »

Alors Nadia et les autres ont décidé de fonder le collectif Femmes sans voile d’Aubervilliers. Elles ont rallié le mouvement mondial des femmes de culture voile tignousmusulmane qui refusent, au péril de leur vie dans le monde islamique, ce voile « qui affirme la domination et le contrôle de la femme par l’homme ». Marianne a publié une de leurs tribunes l’hiver dernier. Elles étaient sur les marchés le 8 mars, distribuant vaillamment leurs tracts. Nous les avons retrouvées préparant la prochaine manifestation : celle de la deuxième journée des femmes sans voile, à laquelle appelle toute une ribambelle d’associations (voir la liste ci-dessous). La première s’était déroulée en 2014, près de la fontaine aux Innocents. Dans Charlie, une BD de Luz avait illustré cette prise de parole, sereine côté manifestantes, houleuse du côté des passants — et passantes — provoile, fermés à tout débat et drapés, au mieux, dans la sempiternelle apostrophe : « Islamophobes ! »

Un linceul

Le 10 juillet est une date choisie par les Canadiennes : la date de naissance à Montréal de Thérèse Forget-Casgrain. Elle consacra sa vie à la cause des femmes. « Et nous aussi, c’est tous les jours, dit tranquillement Nadia Ould-Kaci. Je suis une 100 % Beurette du 93, née à Saint-Denis, grandie à La Courneuve. J’habite Aubervilliers depuis quarante ans. Ma mère est arrivée de Kabylie, analphabète et non voilée. Elle en a 92 aujourd’hui et me demande toujours : « Mais quel avenir elles se préparent, toutes ces filles qui se voilent ? » Mon père, le dimanche, lisait l’Humanité en buvant un verre de rouge. J’ai gardé sa carte de la CGT. J’ai gardé le mot « communisme » aussi. Pour l’idéal, pas pour ce qu’en ont fait les hommes. Depuis trois ans, le voile s’est répandu dans des proportions inquiétantes. Il tend à devenir la norme : dans notre ville, on le met même aux petites filles. Les Maghrébines qui ne le portent pas entendent des insultes du genre : « Tu fais honte à Dieu ! » »

La honte, la vraie, contre laquelle elle se bat avec toutes les femmes du collectif, c’est ce linceul dont on commence à recouvrir les fillettes. Les photos sont éloquentes. « Nous demandons aux députés, aux sénateurs et aux sénatrices l’interdiction du voile pour les mineures. Au moins ça ! » martèle Nadia Benmissi, autre cheville ouvrière du mouvement. Les réponses sont décourageantes. « On est coincées ! » hasarde une élue. Par qui, par quoi ? Les « d’origine », elles, n’ont pas froid aux yeux. « Tant de femmes nous disent qu’on a raison mais qu’elles ont peur… » Dans sa « Convention citoyenne des musulmans pour le vivre-ensemble » de juin 2014, le Conseil français du culte musulman y va fort : il installe carrément la règle du voile pour les Françaises musulmanes alors que la « prescription coranique » ne mentionne nulle part l’obligation de se couvrir les cheveux. « Votre prise de position représente une régression qui banalise les répressions que subissent les femmes non voilées, s’insurge le collectif dans sa lettre au CFCM. Nous nous inquiétons de votre affirmation qui sacralise le port du voile et par là même cautionne l’action des fondamentalistes, source, dans notre pays, de troubles à l’ordre public. Votre crispation est un anachronisme dangereux pour nous tous. » Les pieux rédacteurs de la « convention » n’ont jamais daigné répondre. Leur rappeler que la première action des djihadistes, en Irak, en Syrie, au Mali, au Nigeria, quand ils s’emparent d’une ville, consiste à voiler intégralement les femmes pour leur interdire ensuite la totalité de la vie, fait tellement désordre…

Non au patriarcat

A cette pléiade de brunettes révoltées, Josiane Doan, une blonde ronde à l’accent qui chante, apporte sa solidarité de Provençale. « Parce que dire non au voile, c’est dire non au patriarcat. Et ça, j’ai connu ! » Dans les champs de lavande, entre Ollioules et Toulon, au début des années 60, « en milieu paysan, une femme, c’était comme un meuble. On fermait la porte de la cour pour empêcher la fille de sortir et mon père mesurait les ourlets des jupes. Je me suis battue grâce à l’école et je suis devenue inspectrice des impôts ». Alors quand, en 2012, Josiane croise, dans une rue d’Aubervilliers, une toute jeune fille que son frère tabasse « parce qu’elle avait osé sortir », elle se retrouve un demi-siècle en arrière, au temps de sa séquestration. De colère, elle rejoint le groupe de Place aux femmes qui s’occupe alors d’investir les cafés. Aux camarades « d’origine », elle dit : « Je suis des vôtres », tant l’origine d’une femme se ressemble dans tous les mondes. Très vite, la réaction au voile s’impose comme une urgence. La rue commence à vivre sous cape. Un petit foulard qui devient « l’intégrale ». « Une enfant de 5 ans qui refuse d’entrer chez ses voisins parce qu’ils mangent du porc et boivent de l’alcool, elle les traitait déjà de « mécréants »… » Bref, cette métamorphose qu’on nous dit si tranquille et qui, entre les enfants d’un même pays, les filles d’une même patrie, dessine les contours inquiétants d’un destin divergent.

Pour dire non, c’est place de la République, le 10 juillet. A 18 heures.

>>> Les associations signataires de l’appel du 10 juillet
Association des femmes euro-méditerranéennes contre les intégrismes (Afemci), Africa 93, Amel, Conseil européen des fédérations Wizo (CEFW), Cibel, Conseil national des associations familiales laïques (Cnafal), Du côté des femmes (DCDF), Egale, Encore féministes, Femmes contre les intégristes, Femmes solidaires, Femmes 3000, Coordination française pour le lobby européen des femmes (La Clef), La Ligue du droit international des femmes, Libres MarianneS, Marguerites sans frontières, Ni putes, ni soumises, Regards de femmes, Union des familles laïques (Ufal).
Contact : femmesansvoile@gmail.com

1940 : Fichage des Juifs, 2015 : Fichage des enfants musulmans par Robert Ménard, Maire FN et délinquant

 Communiqué de presse du MRAPlogomrap

1940 : Fichage des Juifs
2015 : Fichage des enfants musulmans par Robert Ménard
Dans les années 40 le gouvernement de Vichy fichait les juifs, selon leur nom, leur confession, leurs liens familiaux, l’histoire nous a appris les conséquences de l’utilisation de ces fichiers.
Aujourd’hui, Robert Ménard, élu Front National, revendique le fichage des enfants musulmans de sa ville dans l’émission «Mots Croisés» sur France 2, le 4 mai 2015.
«Ces chiffres sont ceux de ma mairie… le maire a, classe par classe, le nom des enfants, je sais que je n’ai pas le droit de le faire… les prénoms disent les confessions».
Le 5 mai il confirme ses propos auprès de Jean Jacques Bourdin sur la chaîne BFM, en établissant un parallèle entre des statistiques ethniques dans le centre pénitencier de Béziers et celles des écoles de sa ville.
Le MRAP a décidé de saisir son service juridique pour déterminer les conditions d’une action en justice contre le maire de Béziers
Le MRAP se félicite de l’ouverture d’une enquête préalable par le procureur concernant ces déclarations ouvertement discriminatoires. Cette enquête doit
conduire à la condamnation de Robert Ménard pour ses propos monstrueux qui rappellent de bien tristes souvenirs.
Au-delà d’une action en justice, le fichage ethnique dans le cadre de l’exercice de fonctions de maire, constitue un fait extrêmement grave qui devrait justifier, sur décision ministérielle, un arrêté de suspension du maire préalable à sa révocation.
Paris, le 5 mai 2015

Le maire de Béziers : un délinquant qui s’assume

Communiqué LDHLe maire de Béziers fiche les élèves de sa commune par leurs prénoms pour identifier les musulmans. Outre l’imbécillité intrinsèque d’une telle démarche, celle-ci est bien évidemment totalement illégale, comme le maire l’a reconnu lui-même. Si Béziers est sous la coupe d’un individu sans autre perspective que d’attiser la haine et la discrimination, elle reste néanmoins assujettie aux lois de la République. C’est pourquoi la LDH engagera les procédures nécessaires contre Robert Ménard et espère que le parquet de Montpellier, la Cnil et le préfet de l’Hérault feront de même.

Paris, le 5 mai 2015